Mathilde fait les soldes

Ce matin, j’ai décidé d’aller faire les magasins. C’est jour de couvre-feu, donc à dix-huit heures tout est cadenassé. Je regarde la file d’attente se tendre comme un élastique devant les portes vitrées du centre commercial. Pas question de rentrer tous ensemble. Nous devenons de simples gouttelettes. Le gardien s’est transformé en videur. Adieu la boîte de nuit, bonjour les consommateurs. Il regarde mon sac et vérifie que je frotte bien mes mains avec le liquide hydroalcoolique avant de m’autoriser à entrer dans ce temple de la consommation.

Je me dirige d’abord vers mon magasin de vêtements préférés. Comme toute jeune femme qui se respecte, j’aime regarder les vitrines. Aujourd’hui c’est la fête : les vignettes de prix affichent moins soixante-dix pour cent, moins quatre vingt-dix pour cent. Nous ne sommes qu’au début des soldes, mais la menace d’un troisième confinement a poussé les commerçants à accélérer le temps. On en est plus au moins vingt ou moins trente pour cent. Ils affichent maintenant du moins soixante-dix pour cent directement. Vite, il faut que les stocks disparaissent avant la fermeture. Pour moi, c’est une petite aubaine. Je vais enfin pouvoir m’offrir ce jean sur lequel je lorgnais depuis trois mois. 32 Je ne me rappelle plus la dernière fois où j’ai fait les magasins. Cela devait être… juste après le premier déconfinement. Avant les vacances d’été, je crois. Le temps ne se ressemble pas ou trop. Je reste en contact avec les copines à travers la visioconférence. On ne se voit plus comme avant. Je rêve où les gens s’agglutinent devant les magasins ? Je rigole en sortant avec mon précieux jean. On dit de respecter un mètre de distance, mais je vois bien que cela est impossible. Les gens poussent pour se déverser telle une vague dans la boutique.

Une jeune femme s’énerve, car elle a été violemment bousculée par une hippie aux cheveux roses. Elles tombent le masque toutes les deux et commencent à s’invectiver. On sent bien que les longs mois d’isolement qu’elles viennent de vivre grimpent par leurs gorges et se transforment en paroles impolies. On y sent la frustration et la colère. Comme une cocotte-minute qui siffle pour éviter l’implosion, les mots sortent et s’entrechoquent. Elles se rapprochent, prêtes à en venir aux mains. Mais le virus est le plus fort. 

Il érige une barrière invisible entre elles. Se toucher, c’est peut-être s’infecter. La raison s’est malgré tout frayé un chemin parmi ce crêpage de chignon. J’en suis sûre. Nous aurions pu assister à un combat de gladiatrices. Mais, ce ne sera pas pour aujourd’hui. C’est comme avec les copines. Fini le claquement de bises ! On met nos masques. Si on se croise, on peut ne pas se reconnaître. Les masques sont devenus un accessoire de mode. Le mien aujourd’hui est vert comme mon pantalon. J’en ai des dizaines. Là, je vais m’en prendre un bleu-gris comme mon jean. Pas question de dépareiller!

J’ai une réputation à tenir moi ! 

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