Le ménage de Madame

 

 Cela fait dix ans maintenant que j’exerce le métier. J’en ai vu des familles entières pour lesquelles, j’ai récuré le plancher et fait briller les chiottes ! Ma devise : briller comme une Rolls ! La Rolls, c’est classe. Je n’en ai jamais vu en vrai mais j’ai longtemps bavé devant les pages glacées des magazines. C’est pour ça que je fais ce métier. Je me rapproche des gens de la haute. Je ne suis pas comme eux. Non, loin de là ! Mais je m’engouffre dans leurs petits secrets. Le portable qui traine sur la table et… qui vibre doucement… arrachant un petit sourire à Monsieur… Madame qui s’enferme dans la bibliothèque sous prétexte de tranquillité, mais qui chuchote. Moi, je suis IN-VI-SI-BLE. La Transparente de service. Ils m’oublient, tellement ils ne me voient plus.

–     Vous êtes là, Alice ?

–    Oui, Madame, je termine la poussière des meubles. Voulez-vous que je prépare le dîner de ce soir ?

–    Oui, faites Alice.

Nous avons nos codes. J’ai les miens. Des codes secrets. Personne ne sait que je porte régulièrement les robes de Madame. Je mets quelques gouttes de parfum. Je me vois, virevoltant doucement lors d’une fête sur un beau bateau blanc. J’imagine les rencontres et les conversations raffinées auxquelles je prends part. Les plats gastronomiques se relaient en un ballet gracieux. La musique est douce, la chaleur apaisante. Le parfum de Madame possède des senteurs exotiques. Il me fait voyager à travers l’Orient. Je n’ai jamais pris le train. Alors l’avion, pensez-vous…L’Orient, c’est si loin et si près à la fois….

Ce virus s’est engouffré insidieusement dans mon quotidien. Ceux-qui-ne-sont-pas-comme-moi ont pris peur. Madame m’a demandé de porter un masque. Je suis redevenue visible. Madame me vo-y-ait. Je la sentais très soucieuse. Ses sourcils se rejoignaient comme un accent circonflexe quand je m’approchais. Il fallait garder plus d’un mètre de distance ou aller dans une autre pièce. Pas question de voyager. Mes envies d’exotisme devaient se faire la malle. Je m’assurais cent fois que les douches n’étaient pas la cachette providentielle de ce petit monstre velu : le Corona (même si, soi-dit en passant, j’avais découvert une douzaine de Corona cachées dans la bibliothèque…). Je devais le traquer avec mes chiffons baveux de liquide alcoolique. Les vapeurs s’introduisaient dans mes sinus et me maintenaient sous une forme de torpeur.

–   Avez-vous bien vérifié que le linge a bien été lavé à 60 degrés ? beuglait Madame.

–    Est-ce que les poignées de porte sont bien nettoyées ? hurlait Madame.

–    Est-ce que les interrupteurs sont tous bien propres ? questionnait Madame.

Je sursautais et je m’empressais de rassurer cette inconnue masquée. Elle s’était transformée en harpie au fil des semaines. C’est Monsieur qui se cachait maintenant dans la bibliothèque (peut-être un lien avec les bières Corona…). Je voyais bien qu’il évitait cette créature qui se prétendait son épouse. La Peur. Elle sentait la Peur. C’est une odeur que je reconnaissais facilement. Elle et moi avions été amie pendant assez longtemps. Son parfum avait remplacé celui de Madame. Moi, si je ne voyageais plus, Madame avait pris le train vers des contrées très obscures. Elle s’agitait. C’étaient des coups de théâtre permanents.

C’est intéressant comment un minuscule organisme, comme ce virus, pouvait modifier les comportements. Moi, je prenais le RER. Madame, elle, restait chez elle, confrontée à la Peur.

Moi, la Peur, il y a longtemps que je ne la regardais plus dans les yeux. Ce n’est pas qu’elle ne me fascinait plus. C’est que je n’avais plus le temps de lui dire Bonjour. J’étais trop occupé à faire briller les chiottes comme des Rolls….

Cette publication a un commentaire

  1. Patrice

    La Peur avec un grand P de la première qui se calfeutre chez elle face à celle de la seconde qui brave l’extérieur pour maintenir le confort de la première. Cette petite histoire mériterait développement.

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